Description du tableau de Jones par Stéphane Rials au numéro 309 des Siluæ metaphysicæ. De sylua ordinis et formositate mundi periegeticæ lucubrationes aliquot (Institut Villey, «Le temple d’Artémis», 2002, diff. Duchemin, 395 pages) :
[...] il y a un tableautin de Thomas Jones, peint en 1782, un simple bout de papier de onze centimètres sur seize, marouflé sur toile, exposé, paraît-il, dans la salle 32 de la National Gallery, inconnu jusqu’au siècle dernier – « Un mur à Naples ». L’art de Jones est grand mais il ne m’avait jamais, je crois, autant bouleversé – bouleversement tout à fait solitaire, sur catalogue, puisque la fatigue m’a fait renoncer à aller à l’exposition du Grand Palais, « Paysages d’Italie », il y a quelques mois. Une porte-fenêtre rendue aveugle par des panneaux de bois délavés, un misérable balcon, de bois aussi, avec, peut-être, quelques barreaux en fer, des haillons séchant au soleil, bleu, blanc, vert, l’un d’eux surtout, étroit linge blanc, mystérieuse verticale autour de laquelle le tableau semble s’ordonner – verticale redoublée de son ombre qui vient se perdre dans l’ombre du balcon, jeu minimal des ombres toutefois. A gauche, une étroite croisée donne sur une pièce sans lumière. A droite, la trace, non exactement symétrique, d’une autre fenêtre qu’on a bouchée avec des moellons. Au-dessus, sur la gauche, un autre mur, aveugle, plus haut, situé dans un probable arrière-plan. A droite, le bleu intense, presque dur, du ciel, achève de ternir le bleu de la guenille suspendue. En bas, sur la moitié droite, l’esquisse d’une végétation – un arbre sans doute, le haut d’un arbre peut-être, je voudrais que ce fût un figuier. Point de toit visible – l’angle certainement. Partout le mur, le mur faussement uniforme, le mur si varié, comme à peu près tout lorsqu’on regarde, lorsqu’on se laisse avertir. Ce qui subsiste d’un enduit forme un puissant arc de cercle, irrégulier, ocre brun, gris, maculé de remontées blanchâtres, efflorescences de chaux plus que de salpêtre sans doute. Plus haut, plus bas surtout, les moellons, mal jointoyés, sont à nu, à peine beurrés par endroits. La cascade d’une sorte de frottement use l’enduit depuis le balcon, à gauche de celui-ci – l’écoulement ancien d’une souillarde peut-être. Une longue droite parallèle au sol qu’on ne voit pas d’abord, comme une rainure dans l’enduit, coupe le mur à peu près à soixante-dix pour cent de la hauteur de la porte-fenêtre. Son sens échappe : l’appui, peut-être, de l’ancien sol d’un bâtiment autrefois accolé, celui de la ligne de faîte d’un appentis désormais détruit. Mais dans cet échappement s’insinue une image : la verticalité du linge blanc que j’ai évoqué, celle, dans le prolongement, des barres des volets à panneaux, forment avec cette trace horizontale une croix – rigueur peut-être de la composition de ce morceau d’abord si simple, mystère plus profond, je ne sais. Et puis, dans le mur, il y a le curieux rythme, semi régulier, de modestes excavations quadrangulaires et noires d’ombre. Ce ne sont sans doute pas les traces du possible bâtiment contigu dont j’ai parlé – plutôt le legs de l’exquise légèreté napolitaine : on échafaudait ainsi, à Naples, en montant les murs, et ensuite on ne bouchait pas les trous. Vois-tu, j’ai regardé cinquante fois les deux reproductions de ce profond microbe. Le catalogue est demeuré auprès de mon lit et j’y revenais sans cesse – il comportait d’ailleurs des dizaines d’autres tableaux superbes. Il a fallu que je me fasse violence, il y a quinze jours, pour le ranger et, non pas rompre, mais détendre un peu l’enchantement. J’ai fini par comprendre ce que me disait cette somptueuse lèpre, cette misère pudique et silencieuse : la beauté du monde, la beauté de l’être, simplement, la nature bannie un temps par l’art fruste des hommes qui ont bâti ce mur, la nature artiste victorieuse de l’art et le transfigurant. J’ai senti la chaleur des probables éboulis hors desquels jaillit le probable figuier, j’ai senti la vie concentrée dans ces guenilles immobiles et passées. J’ai éprouvé avec une force que je ne saurais dire la possibilité du bonheur, là. J’ai mieux vu depuis. Sans maîtres à voir, nous serions à peu près aveugles, nos vues demeureraient enfouies dans les plis obscurs de notre âme. Sans une tradition du regard, nous ne verrions rien, ou si peu. L’homme primitif voit cinq ou six choses qui échappent à l’honnête homme, à l’homme sensible, mais celui-ci en voit trente sur lesquelles le regard du primitif glisse, inattentif. [Je ferais mieux, sans doute, d’évoquer l’homme de culture et l’homme inculte de nos sociétés – ma comparaison serait plus pertinente.] Jones était un prophète du regard et il le savait, lui qui, selon la formule des Memoirs, se dit born out of the due time. Et c’est pourquoi, si certaines de ses œuvres moins saisissantes ont trouvé un public immédiat, d’autres, apparemment plus modestes et en tout cas hors marché, sont demeurées très longtemps secrètes, abandonnées comme bouteilles à la mer. Ce même été de grâce napolitaine 1782, il commit d’autres huiles sur papier, ainsi « Santa Maria a Cappella Nuova », « Edifices napolitains en ruines », « Entrée de la grotte de Pausilippe » - toujours ces aventures du regard et de la lumière, encouragées par le tout nouveau pleinairisme, les deux premières faisant advenir une certaine géométrie, la troisième – impression soleil levant… - assurant la fusion lumineuse du minéral. Un dernier mot. Quand on évoque ce genre de tableaux de Jones, on se gargarise de leur anti-théâtralité, de leur anti-héroïsme qui annonceraient la peinture contemporaine. Je ne crois pas que ce soit bien juste. Je songerais plutôt à une extension du domaine de la lutte, à une autre théatralisation, à un autre héroïsme.